VERDEJAR

2019





Essai vidéographique et édition / Video Essay and Publication


À l’extrémité nord-ouest de la ville de Tàrrega, les maisons font peu à peu place aux cyprès et aux agaves géants du parc de Sant-Eloi. Sur ce qui fut jadis un mont chauve, les arbres et les oiseaux apparaissent au détour des volées de marches. Pourtant, l’aridité demeure vive sous le soleil infatigable. Ici, un monceau de terre est pelleté ponctuellement, un arbre planté avec enthousiasme, tandis que des rigoles de sueurs coulent sous les bas de nylon et les habits propres.

Développé lors d’une résidence à l’Arxiu comarcal de l’Urgell (Archives locales d’Urgell, Catalogne) à l’été 2019, VERDEJAR expose les motifs politiques, hygiénistes et écologiques derrière la construction du parc de Sant Eloi, situé à Tàrrega, en Catalogne. L’essai vidéographique VERDEJAR propose une déambulation dans le parc actuel. Sa bande sonore fut réalisée en collaboration avec des habitant∙es de la ville, qui récitent en chœur des discours, des entrevues radiophoniques, des poèmes, des chansons et autres extraits de correspondance issus du fonds d’archives du parc. Accompagnant la vidéo, une publication et une installation – basées sur une collection d’images et de textes d’archives – racontent le récit fragmenté de la création et de l’évolution du parc à travers les années.


As one reaches the north-west end of Tàrrega, houses give way to the cypresses and giant agaves of the park of Sant Eloi. On what was once a bald mountain, trees and birds unravel beneath flights of stairs. Yet, aridness can still be felt under the tireless sun. There, dirt is shoveled punctually, a tree gets planted enthusiastically, while small rivers of sweat run under shiny nylons and clean suits.

From ecologist and hygienic goals, to the emulation of patriotic feelings, and the embellishment of the city, diverse beliefs were at the core of the creation, in Tàrrega, of the park of Sant Eloi in the first decades of the twentieth century. The video essay 
VERDEJAR proposes a dreamlike stroll through the park in its present condition.  Its soundtrack was made in collaboration with inhabitants of Tàrrega, who recite, in chorus, various speeches, radio interviews, poems, songs and excerpts of correspondence from the archives of the park. Alongside the video, a publication and an installation —based on a collection of archival images and texts— tell the fragmented story of the creation and evolution of the park throughout the years.


Réalisé dans le cadre des résidences de création de l'Arxiu comarcal de l'Urgell (Tàrrega, Catalogne),
grâce au support de l'Arxiu comarcal de l'Urgell et du Conseil des arts et des lettres du Québec.
Developed during a residency at the Arxiu comarcal de l’Urgell (Tàrrega, Catalonia),
with support from the Arxiu comarcal de l'Urgell, and the Conseil des arts et des lettres du Québec.


Crédits vidéo/Credits

Voix/Voices:  Gloria Coma, Jaume Aligué i Escudé
Chant/Singing: Montserrat Solé
Images et montage/Images and Editing: Laure Bourgault

Remerciements/Many Thanks: Carles Quevedo Garcia, Andrés Barberan & Gloria Coma, de/from l'Arxiu comarcal de l'Urgell,
Jaume Aligué i Escudé & Carles Segarra i Alcubierre, de/from l’Associació d’Amics de l’Arbre de Tàrrega.




Livre d’artiste (détail), impression numérique, images et textes du fond d'archives de l'Association d'Amics de l'Arbre de Tàrrega, 2019. 


Verdejar, vues de l’installation à l’Arxiu Comarcal de l’Urgell, 2019



Verdir Sant Eloi: le miracle de la citoyenneté véritable

Juillet 2019, j’arrive à Tàrrega suite à l’invitation de l’Arxiu Comarcal de l’Urgell pour explorer leurs fonds d’archives afin d’y puiser la matière pour un projet artistique. Depuis un moment, je m’intéresse aux archives architecturales et à leur qualité de témoins précieux sur la façon dont les productions urbanistiques ont été mises à profit dans l’affirmation et la création d’identités nationales et locales.

Guidée à travers les archives de l’ACUR par Carles Quevedo Garcia, le directeur du centre, je concentre mes recherches sur le parc de Sant Eloi; un grand parc qui s’étend au nord de la ville. Mes lectures m’apprennent que ce dernier fut créé au début du XXe siècle sur une montagne aride, avec la volonté d’offrir un espace vert aux habitant∙es de la ville; un havre de verdure à investir, un espace éducatif pour la jeunesse, perpétuant une certaine vision romantique de la patrie et portant le projet sous-jacent de stimuler une régénérescence morale de la population locale grâce à un renouvellement urbain. Quand je me décide enfin à visiter le parc par une fin d’après-midi cuisante, j’ai l’impression d’y découvrir un oasis de fraîcheur balayé par le vent, un espace miraculeux dans la sécheresse environnante.

De retour au centre, l’hétérogénéité des documents constituant le fonds d’archives de l’Association des Amis de l’Arbre – le groupe citoyen responsable de la création du parc – paraît à première vue étonnante. Aux plans d’aménagement du parc, photographies des monuments, de diverses célébrations citadines et de visites politiques s’ajoute une foisonnante collection de documents textuels : feuillets poétiques et littéraires, mentions du parc dans la presse locale, correspondances avec les élus, ententes avec des fournisseurs horticoles, tracts distribués à l’église, brochures de groupes écologistes et militants, entrevues radio, retranscriptions de discours, etc. L’hétérogénéité des archives témoigne de l’évolution des motifs portant le projet du parc à travers les années. Un mélange de discours patriotiques, hygiénistes, esthétiques et écologistes entoure la création du parc et ses aménagements successifs. Ainsi, le projet voit le jour dans la première décennie du XXe siècle, sous l’impulsion d’une pensée hygiéniste faisant de l’arbre et de la nature des éléments bénéfiques et moralisateurs pour les grandes masses urbaines, permettant de contrer les conditions inhumaines de vie créées par la révolution industrielle. Plus tard, ce seront les fonctions esthétiques et sociales du parc qui seront mises de l’avant : « orgueil de la cité », lieu de loisir et de rencontre pour toutes les classes sociales, où tout un chacun vient se ressourcer face à la poésie spirituelle de la nature.


Au sein des documents émerge la partition d’un chant composé par Mfro. Marraco en 1922 pour la Fête de l’arbre célébrée annuellement dans le parc. Les paroles accompagnant l’hymne chantent la gloire de l’arbre comme symbole triple de l’industrie, du progrès et de la paix. L’air entraînant célèbre harmonieusement la patrie et cristallise dans ses vers un amalgame de convictions faisant de l’arbre et de la nature les éléments clés du salut public national. Dans l’éternelle régénérescence de la nature, dans l’humble bouture qui éclot saison après saison jusqu’à devenir arbre, se trouve symbolisé l’espoir d’une nation forte et de son peuple résilient. Et pour cause, les populations vivant dans les arides pleines targariennes, cultivées depuis des millénaires, savent que la reforestation est essentielle à l’équilibre climatique nécessaire aux travaux agricoles et à la possibilité de vie dans la région. Sur le bon maintien de la nature repose l’équilibre précaire de la vie et, entendons-nous, de la prospérité industrielle. Le culte moderne d’une nature idéalisée participe à la création d’un sentiment civique à travers la familiarisation avec la nature indigène locale. « La nature, expose ainsi Carles Garcia Hermosilla, représente l’équilibre, la propreté, la sagesse. C’est également là que se trouvent les plus anciens reflets de la patrie ».

Au moment d’écrire ces lignes, l’Europe se liquéfie sous des chaleurs caniculaires. Tandis qu’au nord Paris et Bruxelles enregistrent des températures records, des incendies font rage dans le sud. Dans la pleine targarienne, la chaleur est suffocante et c’est avec peine qu’on se hisse sur la butte de Sant Eloi pour trouver un peu de fraicheur sous les grands pins du parc. Plus d’un siècle après l’inauguration du parc à Tàrrega, à une ère de crise écologique majeure et pressante, effectuer un retour sur le mouvement régénérationniste aux origines du parc me semble à propos. Comment penser aujourd’hui les liens qui unissent régénération matérielle et progrès moral? Si l’idée d’ancrer le progrès social dans la protection de l’environnement naturel s’avère plus que jamais lucide, les dérives nationalistes d’une telle pensée apparaissent aujourd’hui dangereuses.

J’ai souhaité réunir des images et des extraits de textes retranscrits à partir du fond d’archives de l’Association des amis de l’arbre de Tàrrega. Ils témoignent des activités de l’association sur plusieurs décennies, du début des années 1910 jusqu’aux années 1990, et exposent de façon partielle et fragmentaire les liens entre une population et la nature qui l’accueille et, qu’en retour, elle soigne.